Transe maîtres
JOURS 47 à 50 : de Queyrières(43) à La Voulte-sur-Rhône (07)
Mon amie Chantal nous rejoint pour une étape entre Queyrières et Fay-sur-Lignon. Je l'ai rencontrée en juillet 2009 sur le Camino frances, la partie espagnole du chemin de Compostelle, du moins la plus connue. Nous avions tellement sympathisé que nous ne nous étions plus quittées jusqu'à Santiago, abordant avec beaucoup de gaîté et de confiance tous les sujets possibles et imaginables.
Dans le décor grandiose des paysages altiligériens, nous abordons cette fois les questions de liberté et de fraternité. Le premier mot résonne très fort chez Chantal. Liberté de penser,liberté de parole, liberté d'aimer qui on veut, liberté de se séparer quand l'amour a quitté le navire, liberté d'éduquer ses enfants à devenir à leur tour des adultes libres, liberté pédagogique, liberté de se former, d'apprendre toute sa vie, liberté de tâtonner, de se tromper aussi.
Chantal est instit depuis 25 ans. Elle vient d'effectuer un stage de quelques jours en pédagogie Freinet et elle en ressort avec quelques plumes en moins. Depuis nos discussions sur le camino, Chantal m'impressionne par son enthousiasme professionnel, son engagement, sa vitalité et sa créativité mis au service de son métier. Je me suis toujours dit que ses élèves avaient de la chance d'être guidés par une telle maîtresse, véritable artisan de la pédagogie. Elle continue de se former sur son temps et avec son argent personnel, puisque la formation continue n'existe pour ainsi dire plus dans l'Education nationale ( alors que c'est un droit me semble-t-il).
C'est avec beaucoup de joie qu'elle abordait ce stage Freinet, pédagogie active, créative et coopérative. Lors d'un partage d'expériences, Chantal a été sèchement critiquée, se sentant jugée plus que conseillée pour améliorer sa pratique. Comment se fait-il que les mêmes adultes qui prônent une pédagogie d'essais-erreurs ne sachent pas appliquer la même bienveillance à leurs collègues qu'à leurs élèves ? La déception et le malaise de mon amie font écho à ceux que j'ai ressentis moi aussi récemment dans le cadre professionnel. Pas facile de trouver dans le monde du travail l'écoute bienveillante dont on a besoin, particulièrement dans les moments de fragilité. Les conditions de travail se dégradant dans de nombreux métiers, il me semble que les valeurs fraternité et solidarité se perdent à toute vitesse, chacun luttant d'abord pour sa propre survie. Le serrage de coude, discipline en voie de disparition ?
Cela me fait penser à mon amie Dominique, qui elle aussi a la passion d'enseigner. Elle goûte pleinement la joie de transmettre et le bonheur de voir briller dans les yeux de ses étudiantes la lueur d'intelligence. " Ah Madame, c'était donc ça !" A 6 mois de la retraite, elle vient de se faire licencier parce que son employeur (organisme de formation privé) préfère embaucher des vacataires plutôt que de garder des profs en CDI. Pour les pousser dehors, ils invoquent des coupes budgétaires et proposent une révision du contrat à la baisse, la réduction d'heures entraînant évidemment une diminution du salaire. La mort dans l'âme, Dominique a préféré refuser ( son salaire serait passé de 700 à 500 euros environ), se retrouve donc au chômage à presque 65 ans, et termine sa carrière professionnelle avec un fort sentiment d'injustice et un goût d'amertume. Elle aura travaillé pour des clopinettes, mais aussi pour rien, puisqu'elle ne pourra dispenser les nouveaux cours qu'elle a préparés en y consacrant un temps et une énergie considérables.
Le sujet de la transmission est décidément d'actualité puisque nous l'évoquons avec Benoît qui tient les chambres d'hôtes du Pass Eyrieux, aux Ollières-sur-Eyrieux. Benoît a eu un instit exceptionnel qu'on appelait Tonton Guy et pas "maître". Un instituteur qui répondait aux questions des enfants quand elles émergeaient et pas quand le programme décidait que c'était le moment, qui lui a fait découvrir la notion d'infini à partir d'observations sur les mesures, qui faisait s'allonger et respirer les enfants quand ils étaient énervés, leur enseignant ainsi le yoga avant l'heure.
Liberté d'apprendre à son rythme. Fraternité au sein du groupe-classe.
Tonton Guy avait construit avec des boîtes à oeufs une cabine d'enregistrement pour l'apprentissage de la lecture. Chaque élève passait un par un, enregistrait deux phrases puis laissait la place au copain pour les deux phrases suivantes. Ala fin de la journée, toute la classe écoutait l'enregistrement du texte qu'ils avaient déchiffré collectivement. Le maître encourageait l'écoute critique, mais respectueuse et bienveillante, entre ses élèves.
Pour l'évaluation, il ne donnait ni note ni appréciation, mais utilisait les pourcentages. Impossible d'avoir 0% ( traduction, personne n'est nul) ni 100% ( la perfection n'existe pas, appréciation que mon maître de CM1 avait écrite sur mon livret scolaire). Il donnait également le barème de notation, ce qui permettait aux enfants de savoir ce qui était attendu d'eux et leur apprenait à être stratégique dans la gestion de leur devoir.
40 ans plus tard,le regard de Benoît s'illumine encore quand il raconte son émerveillement d'enfant recevant les clefs de la connaissance des mains d'un pédagogue d'exception. "Ah ouais, c'est possible ça ? Wouahou !"
Quel contraste avec le désarroi de certains enfants rentrant en pleurant de l'école ! Quel échec quand le système éducatif fauche les pieds tendres qui ne demandent qu'à apprendre, quand il ternit voire éteint les étincelles de vie !
En vingt ans de carrière, j'ai vu des élèves qui se recroquevillent en grandissant et c'est déchirant. Comme dit Benoît, les enfants ne demandent qu'à apprendre, c'est leur nature, ça devrait être simple d'accompagner leur curiosité. Quand ce sont des questions qui viennent de l'enfant et que le maître donne des clefs, ça laisse une empreinte à vie.Dans sa ville, des parents ont décidé de s'organiser pour proposer une alternative à l'école "traditionnelle". Ils ont trouvé un local et une institutrice prête à s'engager pour travailler autrement, au plus près des besoins des enfants.
Il y a vraiment des pédagogues-nés, de précieux passeurs qui oeuvrent pour transmettre la beauté du monde. Mihaela Ionesco était de cette trempe..
J'apprends ce soir avec beaucoup de tristesse le décès de mon amie qui m'a, il y a quelques semaines,appris que seule une eau très pure peut laver le sang coulant dans nos sillons. J'ai eu le privilège de chanter au sein de Fonte Viva, ensemble vocal qu'elle dirigeait coeur et âme depuis de longues années à Auray (56). Certains de ses membres avaient chanté avec Mihaela dans leur enfance, et une fois adultes, lui avaient demandé de reformer un groupe pour interpréter le merveilleux répertoire de chants roumains qu'elle avait apportés de son pays d'origine. Je lui dois certaines des plus belles émotions de ma vie de chanteuse et je lui en suis très reconnaissante.
Mihaela était non seulement une grande chef de choeur, mais aussi une extraordinaire éveilleuse d'âmes et une personne d'une inépuisable générosité.
Chaque être est unique, mais certains le sont peut-être plus que d'autres.
Une lumière s'est éteinte.Elle va manquer au monde.
NB: Pour ceux qui le souhaitent, on peut trouver sur youtube le concert de Noël de la chorale Fonte Viva,enregistré en décembre 2014. On y retrouve la grâce et la profondeur des chants sacrés qu'elle avait su si bien transmettre. A 30'40, les choristes chantent gourouli alilo, un chant géorgien que je leur ai appris en 2011, lors d'une rencontre entre Fonte viva et Izvan. Nous avions alors partagé nos connaissances, Mihaela nous apprenant des chants grecs et roumains, et moi des chants géorgiens.